Laozi et sa traduction en France
Laozi serait né aux environs de 570 avant J.-C., dans le pays de Chu. Les informations historiques le concernant sont rares et incertaines, certains estiment qu’il s’agit d’un personnage fictif ou composite. Peu importe, ici, nous cherchons plutôt à mesurer l’importance de ce vieux sage qui a fortement structuré la culture chinoise et a marqué la civilisation mondiale.
Le Dao De Jing est divisé en 81 chapitres, dont les 37 premiers traitent du « Dao », la voie, et les 44 suivants discutent du « De », la vertu. De ce canon taoïste, nous avons une centaine de versions glosées et commentées, dont celles de He Shanggong, Wang Bi, Fu Yi et Jiao Hong sont les plus célèbres. Comme source de référence, elles sont privilégiées par les traducteurs français. He Shanggong, fameux ermite sous la dynastie des Han, aux environs de 200 avant J.-C. est le premier à travailler sur le Dao De Jing. Sa version est au plus près de l’auteur et compte 5 210 caractères. Vient celle de Wang Bi, savant célèbre à l’époque des Trois Royaumes (220-280), avec 5 162 caractères. Selon les statistiques du professeur Ding Wei, les ouvrages sur Laozi sont au nombre de 2 185 en Chine, de 430 au Japon et de 91 en Corée du Sud.
Par la suite, nous traitons en particulier de la traduction du Dao De Jing en France. À la fin du XVIIe siècle, Louis XVI a envoyé en Chine cinq missionnaires qui portaient le titre de mathématiciens du roi. Par leurs correspondances, une petite partie de Parisiens ont entendu parler du « Dao », alors lié plutôt à la religion, habillé de sorcellerie et de diablerie. Étant fâcheusement impliqué dans la querelle des rites, le taoïsme a eu, en premier temps, une image plutôt négative en France. Il faut attendre l’an 1721 pour lire le Dao De Jing intégralement traduit en latin par le Père Noëlas. Dans la préface, le traducteur explicite : 道 (dao) est composé de 首 (shou) qui signifie « premier » et de 辶(zouzhipang) qui veut dire « marcher » ou « mouvement ». Ainsi le « Dao » communique à la première pulsion chez Aristote. De là, les connaissances sur Laozi se font plus objectives. Au XIXe siècle, Abel-Rémusat, sinologue le plus célèbre de son temps, effectue de sérieuses études sur le Dao De Jing. En 1823 il publie dans la revue Asie le Mémoire sur la vie et les opinions de Lao-Tseu, philosophe chinois du VIe siècle avant notre ère, dans lequel il traduit le 1er, le 25e, le 41e et le 44e chapitre du Dao De Jing. Selon Abel-Rémusat, le « Dao » comprend trois significations : existence suprême (Dieu), raison et manifestation. Trois ans plus tard, Hegel lui rendra visite à Paris et suivra ses cours au Collège de France durant deux semaines. N’ayant pas lu la traduction intégrale du Dao De Jing, il connaîtra Laozi par l’intermédiaire d’Abel-Rémusat.
En 1842, année charnière pour la diffusion du Dao De Jing en France, le Père Julien traduit intégralement le Dao De Jing du chinois vers le français en le titrant Livre de la voie et de la vertu. C’est un titre consacré, repris constamment par les traducteurs et largement accepté par les lecteurs. Stanislas Julien était élève d’Abel-Rémusat, et lui succède à la chaire de langue et littérature chinoises au Collège de France et y reste jusqu’à sa mort en 1873. Pour mieux traduire, il s’est référé à une trentaine d’éditions chinoises, notamment à celles de He Shanggong, Wang Bi et Jiao Hong. Deux ans plus tard, cette traduction est reconnue à l’unanimité comme la meilleure de son époque. Cinq ans après, sont apparues en Europe 42 versions en langues diverses, dont la plupart se déclarent traduites de celle de Julien. Bien que tombés dans l’oubli, il faut encore citer les travaux du Père Wieger qui ont marqué le fameux consul et écrivain Paul Claudel.
Au XXe siècle, on note quatre traductions de valeur. La première est réalisée par Huang Jiacheng et Pierre Leyris, publiée en 1949. Huang est un savant d’origine chinoise, Leyris, un des plus grands traducteurs français, qui avait traduit les œuvres complètes de Shakespeare et recevra en 1985 le Grand Prix national de la traduction. Cette collaboration est plus fidèle au texte cible et revêt d’une vivacité poétique propre à Laozi. Cette version se réimprime trois fois et se vend davantage en livre de poche. À la fin des années 1980, lorsque je travaillais à Paris VIII sur les relations entre Michaux et Laozi, je me référais à cette version. Ma thèse s’intitulait Entre Occident et Orient : Henri Michaux et le vide, elle a été publiée avec succès en 1993 sous la direction de Jean-Claude Mathieu.
La traduction qui fait le plus de bruit est celle effectuée par Duyvendak, sinologue néerlandais, publiée à Paris en 1953, avec texte chinois, notes de critique et introduction, en regard de deux versions du Dao De Jing, une néerlandaise, l’autre anglaise faites par le même traducteur. Cette version est acclamée par Paul Demiéville, sinologue de réputation, comme la meilleure, « enfin du Laozi au point ». Mais Derk Bodde l’a durement critiquée et tous les traducteurs ne l’ont pas reconnue comme chef-d’œuvre.
Vient ensuite le Tao-Tö King traduit par Liu Jia-hway, publié à Paris en 1967 et réimprimé en 1974 en livre de poche. L’événement le plus important pour la diffusion de Laozi en France doit être la publication dans la Bibliothèque de la Pléiade de Philosophes taoïstes, ouvrage qui réunit trois grands textes des pères fondateurs de la philosophie taoïste, Laozi, Zhuangzi et Liezi avec avant-propos, préface et bibliographie d’Étiemble. Le volume contient les traductions de Liu Jia-hway pour les textes de Laozi et Zhuangzi et la traduction de Benedykt Grynpas pour le texte de Liezi. À mon avis, la Pléiade est la meilleure collection en lettres de notre monde. On a réalisé quelque 300 titres qui concernent toutes les parties du monde au travers de trois mille ans, avec introduction, notes, notices, répertoires, variantes et bibliographie.
Il faut surtout citer Étiemble. Il entre à l’École normale supérieure en 1929 et dirige le collectif de Philosophes taoïstes dans laquelle il écrit une préface de 90 pages, relatant en détail la traduction et la réception de Laozi en France, belle étude au même titre que son Mythe de Rimbaud. En tant que maître de la littérature comparée, Étiemble a proclamé deux phrases célèbres : « La France est la Chine en Europe. Dans les littératures franco-chinoises, je vois d’abord des différences, à la fin, je vois plus de points communs, comme la terre, la littérature est ronde, globale, universelle. »
La version la plus originale est proposée par Claude Larre, en 1977, préfacée par François Cheng, réimprimée à trois reprises, accompagnée de commentaires pour chaque chapitre, soit 81 au total. François Cheng souligne : « Par sa traduction à la fois sobre et vivante, sans tournures pédantes et d’une remarquable justesse de ton, le Père Larre propose une version vraiment neuve de Laozi. Le propos de l’auteur, même s’il fait quelques rapprochements entre taoïsme et christianisme, n’est point de tirer la doctrine de Laozi à sa propre croyance. Sa connaissance de la philosophie chinoise se situe à un autre niveau, celui de l’expérience vécue. » Je cite deux petits commentaires de Larre à la fin du livre : « Ainsi l’effacement, c’est l’agir le plus proche du non-agir. Quant à Jésus, il se taisait. »
En effet, la plus grande contribution à la diffusion du taoïsme en France est apportée par François Cheng lui-même. Il avait publié en 1971 L’écriture poétique chinoise au Seuil. À l’appui de la notion du souffle médian, l’auteur réussit à mieux diffuser la sagesse taoïste. À en croire Jean-Marie Gleize, professeur et poète de l’Université d’Aix-en-Provence, ces deux ouvrages étaient lus presque par tous les écrivains français. Cheng est considéré comme le meilleur passeur de la Seine au Yangtsé. Huit ans après la nouvelle ère, Rémi Mathieu, a remarquablement retraduit Laozi et il dirige aussi les collectifs de la Pléiade, Philosophes confucianistes et Anthologie de la poésie chinoise. Pour terminer, nous livrons une découverte personnelle : en français, on distingue le masculin du féminin. En comparant les traductions citées plus haut, j’ai constaté que les mots clés propres au taoïsme tels que 道 (dao), 德 (de), 谷 (gu), 水 (shui), 门 (men), 母 (mu) se traduisent tous en français par les mots féminins : voie, vertu, vallée, eau, porte, mère, la nature de la langue française a rendu sensible la sagesse taoïste soutenue par la féminité. Dans cette coïncidence, j’entends la symphonie naturelle entre nos deux cultures. En écho à Étiemble, je dirais : la Chine est la France en Asie.